« Parmi les diverses espèces d'animaux, ce sont la femme et la jument qui, ayant déjà conçu, souffrent le plus aisément un rapprochement nouveau. Dans les autres espèces, les femelles qui sont pleines fuient les mâles, excepté celles qui naturellement sont susceptibles de superfétation, comme la femelle du lièvre. » Aristote, dans son Histoire des animaux (-347 à -342), avait déjà observé que la hase, la femelle du lièvre (Lepus europaeus), est capable d'être fécondée alors qu'elle est encore grosse : elle porte simultanément des fœtus prêts à naître et une deuxième portée d'embryons. Selon Hérodote, « seule de tout le règne animal, la hase conçoit étant pleine, et des petits couverts de poils sont dans son abdomen tandis que d'autres embryons sont encore glabres, que d'autres se façonnent dans son sein, d'autres sont tout juste conçus ». Une superfétation (du latin super, en outre, et fetare pondre, concevoir) apte à rendre le lièvre plus prolifique et à compenser ainsi la chasse généralisée dont il est l'objet, notait l'historien grec.
Le phénomène a été confirmé depuis et étudié, notamment en France dans les années 1970 et 1980 par l'équipe de Lise Martinet et Monique Caillol, à l'INRA de Jouy-en-Josas, sur des hases en captivité. Récemment, Kathleen Röllig, à l'occasion de sa thèse, et ses collègues de l'Institut Leibniz de recherche sur les animaux de zoo et sauvages, à Berlin, ont confirmé son existence chez la hase vivant en liberté, grâce à une technique d'échographie à haute résolution.
Les chercheurs ont d'abord suivi une colonie de lièvres détenue à la station de recherche de l'Institut Leibniz durant quatre saisons de reproduction consécutives (le lièvre s'accouple de janvier à août ; la hase peut avoir jusqu'à quatre portées annuelles de deux à six levrauts, de mars à octobre). Ils ont observé que dans les couples formés de façon permanente ou temporaire, l'intervalle séparant la mise bas de deux portées successives était plus court en moyenne de trois à quatre jours que la durée moyenne de la gestation des femelles de la colonie, mesurée par ailleurs (41,9 jours). Cela signifiait que la conception de la seconde portée précède la mise bas de la première.
L'examen échographique a confirmé cette hypothèse. Le premier indice d'une gestation, détectable au troisième jour, est la présence d'un corps jaune, confirmée par celle d'un ou plusieurs embryons dès le 11e jour (chaque corps jaune est le vestige du follicule ovarien qui a produit un ovocyte). Or l'échographie a détecté plusieurs corps jaunes et des vésicules embryonnaires quelques jours avant la mise bas et juste après. L'examen des voies génitales de certaines femelles a mis en évidence la présence de sperme et de nouveaux corps jaunes ainsi que de jeunes embryons dans l'oviducte, coexistant avec des fœtus développés dans l'utérus. Des tests ADN de paternité ont confirmé que les mâles observés en train de copuler quelques jours avant la naissance d'une première portée étaient bien les pères des jeunes de la seconde portée.
Enfin, les mêmes observations ont été réalisées sur plus de 140 hases vivant en liberté et capturées, la superfétation concernant près de 43 pour cent des femelles. Il s'agit donc d'un mode de reproduction courant dans la nature.
Le taux d'ovulation et la taille des portées étaient notablement supérieurs en cas de superfétation. Le nombre annuel de portées étant aussi accru, la superfétation augmente de 35 pour cent la population de nouveau-nés par saison de reproduction (19,5 jeunes en moyenne par femelle contre 14,4 sans superfétation). Pour K. Röllig, cette superconception est bien, comme l'avait supposé Hérodote, une adaptation évolutive, un avantage reproductif pour l'espèce qui a été sélectionné au cours de l'évolution depuis la séparation de la branche lièvre et de la branche lapin, il y a 11,8 millions d'années.
Mais comment la superfétation est-elle possible ? La remontée des spermatozoïdes à travers l'utérus s'explique car la hase possède deux cornes utérines séparées : si l'une est pleine de fœtus, l'autre peut laisser les spermatozoïdes gagner un oviducte et féconder des ovocytes. En revanche, une femelle gestante de mammifère ne peut concevoir de nouveau, en principe, car l'ovulation est inhibée par des mécanismes neuroendocriniens, dont la sécrétion de progestérone par les corps jaunes puis le placenta. C'est le cas chez la lapine : si elle peut accepter un accouplement étant enceinte, elle n'ovule jamais, dans cet état, rappelle Monique Caillol. Chez la hase, ce frein est levé, par un mécanisme qui reste inconnu.
Les autres espèces capables de superfétation fréquente, telles le vison et le blaireau, ne nous éclairent pas davantage : chez elles, la nouvelle conception intervient en début de gestation par suite du stockage du sperme ou d'œufs dans l'oviducte, et l'implantation des embryons a lieu alors successivement dans l'utérus. Chez la vache, une vraie superfétation serait possible, d'après l'Américain Joël Carter, car le taux de progestérone baisserait durant la gestation, permettant l'ovulation et la fécondation d'un ovocyte. Ce serait aussi le cas, plus exceptionnellement, chez la chatte, d'après Karine Reynaud, de l'École nationale vétérinaire d'Alfort, qui a pu examiner un utérus de chatte gestante contenant trois fœtus sains à trois stades de gestation différents. Qu'en est-il de la femme ? Quelques cas de superfétation ont bien été rapportés, notamment par Ambroise Paré au XVIe siècle, mais ils sont douteux ; en 1987, un cas a été décrit après stimulation artificielle de l'ovulation. Mais jusqu'à preuve du contraire, la superfétation naturelle paraît impossible dans notre espèce.