• Comment les bactéries anticipent l'imprévu

    Des chercheurs ont identifié le mécanisme génétique nécessaire à l'adaptation de bactéries à un environnement changeant.

    Jean-Jacques Perrier

    Comment les espèces vivantes survivent-elles dans un environnement soumis à des fluctuations imprévisibles ? Hubertus Beaumont, de l'Université de Leyde, et l'équipe de Paul Rainey, à l'Université Massey d'Auckland, en Nouvelle-Zélande, ont montré que, chez les bactéries Pseudomonas fluorescens, une stratégie efficace apparaît en quelques générations grâce à une mutation génétique. Elle minimise les risques en créant deux états adaptatifs entre lesquels les bactéries alternent. C'est la stratégie de la répartition des risques (en anglais bet hedging, d'après l'expression to hedge one's bets, répartir les risques).

    En théorie, dès que des conditions défavorables apparaissent et ce de façon répétée, beaucoup d'espèces devraient disparaître : si certains individus acquièrent par le jeu de mutations génétiques aléatoires une capacité à résister à un premier changement, il est peu probable qu'ils aient cette chance une deuxième, voire une troisième fois si les changements sont rapprochés. L'une des seules possibilités d'adaptation à de telles fluctuations est la stratégie de répartition des risques. L'espèce répartit les risques en passant rapidement d'un état adaptatif à un autre, ou si certains de ses individus sont dotés de caractéristiques particulières. Par exemple, dans les déserts, les conditions de germination des plantes sont aléatoires : si la germination est suivie de pluies, la plante survit, mais si la germination est suivie d'une période de sécheresse, elle périt. Pour certaines plantes, la germination d'une partie des graines est reportée d'une ou plusieurs années, ce qui augmente les chances que certaines germinations se produisent dans des conditions favorables.

    Au sein d'un milieu de culture normal, des Pseudomonas évoluent naturellement par le jeu de mutations et de la sélection du milieu, en formant des colonies distinctes. H. Beaumont et ses collègues ont cultivé 12 colonies selon une suite de 16 étapes où une phase de croissance dans des boîtes de Petri était suivie d'une phase dans des flacons agités. Quand un nouveau type de bactéries apparaissait, cette fraction de la colonie était transférée dans le milieu suivant. Ces changements successifs favorisaient la sélection de nouvelles mutations aléatoires et l'évolution continue de la population bactérienne.

    Or les chercheurs ont observé l'apparition, lors de la neuvième étape, de deux colonies particulières, qui n'évoluaient plus mais passaient de façon réversible d'une forme translucide à une forme opaque, toutes deux génétiquement identiques. La forme translucide, mieux adaptée au milieu statique, était constituée d'un mélange de bactéries productrices d'une capsule et de bactéries non encapsulées, alors que la forme opaque, croissant mieux en milieu agité, comportait surtout des bactéries encapsulées.

    Quelle est la cause du changement morphologique réversible des deux colonies ? Les chercheurs ont montré que la production de la capsule qui enveloppe les Pseudomonas était activée. Le séquençage du génome de l'une des deux colonies a mis en évidence neuf mutations la différenciant de la population initiale de l'expérience. L'une d'elle modifiait une enzyme, la carbamoylphosphate synthétase, CarAB, sans doute impliquée dans la synthèse de la capsule. L'introduction de cette mutation dans des Pseudomonas a confirmé qu'elle est bien nécessaire et suffisante pour provoquer le changement aléatoire de morphologie. Comment ? On l'ignore encore, mais la synthèse de la capsule serait contrôlée par des mécanismes épigénétiques, c'est-à-dire liés au milieu intracellulaire ou extracellulaire et indépendants de la séquence du gène codant l'enzyme (cette dernière étant identique dans les bactéries encapsulées et dans les bactéries sans capsule).

    L'expérience montre ainsi qu'un changement morphologique réversible peut émerger en quelques générations chez des bactéries lorsqu'elles sont soumises à des conditions physico-chimiques fluctuantes. Selon les chercheurs, la stratégie de répartition des risques est vraisemblablement l'une des plus anciennes solutions de l'évolution, peut-être antérieure aux mécanismes de régulation génétique contrôlés par des molécules extracellulaires.

    http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/actualite-comment-les-bacteries-anticipent-l-imprevu-23757.php

    Comment les bactéries anticipent l’imprévu
    © H.J.E. Beaumont

    Au cours d’une expérience obligeant la bactérie Pseudomonas fluorescens à évoluer constamment, une forme translucide (à gauche) et une forme opaque (à droite) de colonies bactériennes, différemment adaptées à leur environnement, sont apparues. Ces deux types de colonies assurent la survie de l’espèce lorsque le milieu de culture est alternativement stable et agité. Les colonies bactériennes sont ici éclairées par une lumière rouge.

    à voir aussi

    © H.J.E.Beaumont
    Bactéries Pseudomonas fluorescens sans capsule ou encapsulées (cercles jaunes). La proportion de bactéries encapsulées augmente dans les colonies opaques.

    Pour en savoir plus

    H.J.E. Beaumont et al., Experimental evolution of bet hedging, Nature, vol. 462, pp. 90-93, 2009.

    L'auteur

    Jean-Jacques Perrier est journaliste à Pour la Science.

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